De Jean -Claude Barny (France 2024)
avec Alexandre Bouyer : (Frantz Fanon) Déborah François : (Josie Fanon) Stanislas Merhar : (le sergent Rolland) Mehdi Senoussi : (Hocine) Olivier Gourmet : (Darmain) Arthur Dupont : (Jacques Azoulay) Salomé Partouche : (Alice ) Cherki Salem Kali : (Abane Ramdane) Sfaya Mbarki : (Fari) Nicolas Buchoux (Ferrere)
Musique Thibault Kientz-Agyeman et Ludovic Louis
1953 Frantz Fanon, un psychiatre français originaire de la Martinique, vient d'être nommé chef de service à l'hôpital psychiatrique de Blida en Algérie. Ses méthodes -sociothérapie ou psychothérapie institutionnelle- qu’il adapte à la culture des patients musulmans algériens, contrastent avec celles des autres médecins dans un contexte de colonisation. Et ses idées vont s'opposer aux thèses racistes de l'École algérienne de psychiatrie d'Antoine Porot.
Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, l'accomplir ou la trahir. Moi, comme vous.
Des flots couleur vert bleu dont le mouvement ondoyant va crescendo…Un enfant intrigué puis stoppé net face aux pinces géantes d’un crabe ; coup de feu, écran rouge, couperet. Ces deux plans d’ouverture, reviendront vers la fin du récit lestés d’un autre « poids » - métaphore de la maladie pour le second ; mais d’emblée ils orientent sous forme allégorique la pensée du cinéaste et de Fanon (mer d’exil mer de séparation, et gigantisme d’une force prédatrice …)
Voici un biopic dont la linéarité (hormis quelques images souvenirs ou la relecture de séquences à l’aune d’un présent éclairant) et l’académisme formel (qui ne versera jamais dans le voyeurisme facile) peuvent susciter l’ire de certains spectateurs qui s’offusquent aussi de la lenteur et de l’idéalisation du personnage éponyme (biopic hagiographique ?)… Et pourtant…
Ce film est à la fois puissant et intelligent. Pourquoi ? Il met en forme en scène et en images un discours de la psychiatrie qui s’inscrit dans la critique du colonialisme –. Soigner le patient doit passer par un changement de regard du psychiatre sur lui. Faire réaliser au colon que lui aussi est aliéné et qu'on ne peut pas soigner l'un sans l'autre, c'est le défi qui nous attend Par là même, la décolonisation doit passer par un changement de regard du Blanc sur le Noir. "
Formellement la dialectique médecin/patient est illustrée par deux décors en alternance : l’hôpital psychiatrique avec ses cloisons (enfermement) et son "blanc mercure", et les paysages extérieurs (immensités vastitudes ocres ; le film a été tourné en Tunisie) ; or l’antagonisme n’est qu'apparent, car même dans les seconds on assistera à la traque organisée par l’armée française et aux tueries sans procès, et dans les premiers un semblant de liberté (foot, jeux, carré de verdure dédié au jardinage) sera à la moindre occasion métamorphosé en son contraire.
Mais il est un plan qui l'exprime le mieux celui où l'on voit de dos le sergent Rolland le tortionnaire, où l'on devine le corps du torturé, alors que retentit la voix de Fanon qui vient d’entrer et découvre - en même temps que le spectateur- des corps "en enfilade" " Ce que vous leur faites là, ça vous détruit de l'intérieur"
Ainsi la pensée de Fanon (consignée par l’épouse qui sous sa dictée, en tape les énoncés sur une machine -où le cliquetis des touches submerge délibérément le didactisme de façade-) , est intégrée dans la mise en scène et dans la musique : le compositeur Thibault Kientz-Agyeman fait dialoguer la trompette du jazzman Ludovic Louis avec des sonorités maghrébines et orientales.
Et c’est précisément en cela que le film est "original": la pensée en actes et en action ; l’expérience clinique de différents "cas " - le traumatisé qui bégaie la même phrase, le sergent qui obéit aux ordres en torturant à mort les fellaghas, le gamin qui tue son ami d’école pour venger la mort des siens- la prise de conscience d’une fracture opérée en soi au profond, par l’Histoire, tout cela doit contribuer à une forme d’émancipation (briser les entraves tout comme Fanon dès le début a brisé les chaînes de certains malades - les colonisés les fellaghas, les a sortis des cachots où ils croupissaient, au grand dam du directeur Darmain (Olivier Gourmet). Lui médecin français d’emblée chosifié, humilié par les soldats français à cause de la couleur de sa peau- (le rejet s’appuyant sur une philosophie essentialiste qui dégouline des pires préjugés racistes, …liés précisément à la ….colonisation)
Le plan final -au centre un arbre , le vert en écho au bleu vert de la mer au loin, quelques hommes récitant la Fatiha (?) et portant le cercueil de Fanon, est sidérant de beauté ritualisée dans son message. Oui Fanon -à sa demande - a été enterré en Algérie , ce pays qui aura inspiré son œuvre…et selon le rite musulman !
je suis mort un an avant l’indépendance
Un film à ne pas manquer
Colette Lallement-Duchoze