Documentaire d'Eléonore Weber 2020
Texte dit par Nathalie Richard
Mention spéciale du Prix de l’Institut Français au festival Cinéma du Réel 2020
Le documentaire repose sur des vidéos enregistrées par les armées américaine et française en Afghanistan, en Irak, au Pakistan… L'intervention a lieu sous nos yeux. Jusqu'où peut mener le désir de voir, lorsqu'il s'exerce sans limites?
Dissimulé dans un bunker au Nevada traquant les terroristes à abattre, le pilote de drone français (interprété par Grégoire Colin) actionne un bouton dès que la « victime » est dans le viseur ; c’était dans Full Contact un film du Néerlandais David Verbeek (2015) qui analysait les conséquences d’un choc post traumatique (le pilote avait bombardé une école…. trop habitué à « ne pas se poser de questions ») Fiction ??
Quand WikiLeaks révèle les « bavures » de l’armée américaine en Irak (bavure, encore un euphémisme destiné à maquiller la sordidité du réel !!) son auteur Julian Assange subit les foudres des USA (au nom du « secret d’Etat ») et…vous connaissez la suite…depuis 2010...
Pour réaliser « il n’y aura plus de nuit » Eléonore Weber a utilisé des images militaires mises en ligne par des soldats eux-mêmes (sur YouTube et autres sites accessibles) ou par les armées (valorisant une « nouvelle arme ou une nouvelle technologie ») ou encore par la police canadienne sur son propre site ; et la longue liste apparaîtra dans le générique de fin. Mais certaines resteront « inaccessibles »
Son but ? J'ai choisi de me concentrer sur la question du regard, de la nature de ces images et des effets qu'elles provoquent, du type de représentation du monde qui y est proposé. Il s'agit d'interroger la guerre comme construction d'un ensemble de formes. Et il me semble que, au-delà des enjeux géopolitiques spécifiques, ces technologies et ces modes de représentation préfigurent un monde qui vient
Voici des pilotes en opération (expression euphémisante qui désigne des pilotes de guerre formés aux nouvelles technologies mortifères). Nous ne les verrons pas mais nous entendrons leurs propos quand ils s’approchent de leurs « cibles » - des terroristes (forcément ! même s’il s’agit de simples civils ou de journalistes) : comment déceler le « vrai » avec ces caméras infrarouges qui confondent jour et nuit, où un humain est devenu un spectre, une silhouette qui scintille, tout comme ces montagnes alentour. Plus ces pilotes sont censés « voir » moins ils détectent la « réalité »
Dès lors se met en place tout un système de « duplications » : image réelle et image archivée, regard humain et caméra, caméra et canons de l’hélico de combat, (le commandant de bord visionne les images derrière ses lunettes connectées à la caméra, elle-même reliée au canon mitrailleur) œil du filmeur-tueur et œil du spectateur-voyeur (l’écran de la caméra qui s’agrandit aux dimensions de l’écran de la salle)
Les êtres qui fuient savent-ils qu’ils sont visés ? Le filmeur (hors champ) n’est-il pas aussi le tueur ? le spectateur -voyeur- serait-il complice de ce « désir de voir » ?
Eléonore Weber a délibérément gommé tout contexte géo-politico-militaire, afin de questionner notre rapport à l’image, elle invite à nous interroger sur nos propres perceptions, nos propres désirs, nos propres relations plus ou moins instinctives, plus ou moins formatées, avec ce à quoi nous assistons.
A cet effet participe aussi le commentaire apparemment neutre et distant (voix aux accents durassiens de Nathalie Richard) qui, entre autres, rapporte les propos d’un pilote (Pierre V) interrogé sur le bien-fondé, la préparation de telle opération, sur le « ressenti » des pilotes-tueurs, sur l’interprétation des images archivées.
Et le constat sans appel « Les pilotes ne tirent pas sur des humains, mais sur des silhouettes sans visage » impose hélas ! l’analogie avec les jeux vidéo…
Tragique constat d’une déshumanisation généralisée : pilote tueur sans visage, êtres humains réduits à des silhouettes spectrales, qui d’une seconde à l’autre seront à jamais anéanties…
Un film intrigant (où l’on voit la caméra thermique détecter toute présence vivante grâce à la chaleur que dégagent les corps) dérangeant et glaçant par sa dominante gris-blanc métallique (et comme la caméra n’enregistre pas le son, la détonation mortelle se lira dans un nuage argenté…)
Quid de la personne ? elle n’était qu’une cible à abattre !!!
Colette Lallement-Duchoze