Documentaire réalisé par Pol Cruchten
Avec Dinara Droukarova, Iryna Voloshyna, Vitaliy Matvienko
d'après le livre de Svetlana Alexievitch paru en 1997
Déclaration de l'auteure biélorusse (prix Nobel de littérature 2015)
Mon livre parle non pas de Tchernobyl mais du monde de Tchernobyl dont nous ne connaissons presque rien, non pas de la catastrophe mais de ce qui a suivi, d'un monde nouveau et différent, pour lequel il n'y a pas de langage." Trois années durant, j'ai voyagé et questionné des hommes et des femmes de générations, de destins, de tempéraments différents. Tchernobyl est leur monde. Il empoisonne tout autour d'eux, la terre, l'air, l'eau mais aussi tout en eux, la conscience, le temps, la vie intérieure" Faire que ce que plusieurs racontent devienne l'Histoire : en voyageant, en cédant la parole à ces gens, j'ai souvent eu l'impression de noter le futur, notre futur. "
Mettre en image un texte à la force explosive par trop d'amour, de hantises, de désarroi, d'incompréhension, de souffrances et de douleurs, est-ce le paraphraser, en galvauder la beauté intrinsèque ou lui ajouter une poésie visuelle??
Les monologues sur les vies brisées (femme bravant l'interdit pour assister un mari agonisant, enfants malformés...) sont "lus" en off mais ils sont "incarnés" à l'écran par des acteurs au visage impavide, au jeu sobre dénué d'émotion, aux gestes mesurés; en frontal ils semblent s'adresser directement au public; beaucoup de témoins interviewés par Svetlana Alexievitch sont morts depuis son enquête et ils apparaissent ici tels des fantômes muets... âmes errantes qui traversent l'écran, ou allongées tels des gisants ou encore avançant d'un pas nonchalant comme hors du temps
Ce choeur souffrant évolue dans le décor d'une nature qui semble avoir recouvré ses droits (cf le zoom sur les fourmis ou les plans d'ensemble sur des floraisons ou des pans de verdure) mais aussi dans celui de maisons désaffectées, d'immeubles désertés comme après un cataclysme, car il s'agit bien d'une apocalypse -c'est d'ailleurs le sous-titre du livre. Les multiples prises de vue au cadrage impeccable encadrent cette "supplication". Pol Cruchten a filmé dans la ville de Pripiat (où la mousse recouvre les murs, où des branches semblent sortir des fenêtres) - le générique de fin signale que ce documentaire a été entièrement tourné en Ukraine)
L'auteure biélorusse avait "libéré la parole pour mieux approcher une intériorité"
Si dans le documentaire, les voix se superposent et se répondent dans la confondante unité d'une "supplication", le dispositif choisi est en lui-même sujet à caution...
Et que dire de ces surlignages : la corde comme métonymie d'une pendaison, l'homme irradié fuyant à travers les marais, l'eau qui investit de ses barreaux de pluie un bureau, la chorégraphie immobile, l'alignement à même le sol de ces corps vus en légère plongée...?
En leur donnant "un corps", l'image -sobre ou esthétisante- a dénaturé les "voix suppliciées de Tchernobyl"..
Colette Lallement-Duchoze