On est passé de la citoyenneté à l’identité.
"Film singulier, aussi surprenant dans sa forme que « dissensuel » dans son intention, marseilleS questionne l’identité plurielle et ausculte la généalogie d’un racisme contemporain.
La réalisatrice nous offre un tout autre voyage, entre France et Algérie, sur les traces d’un fantôme que nous appellerons colonialisme. Le film zigzague entre plusieurs périodes, plusieurs lieux – il faut de la souplesse pour saisir un spectre – à la recherche d’une explication de la montée du racisme en France. En creux, le film se loge dans l’impossible récit du passé, tant le déni est constant, permanent, comme un mur entre les communautés, encore inébranlable, malgré les nombreux coups de butoir…Mais Viviane Candas ne craint pas de jouer les passe-murailles. Le film tente l’impossible, à l’aide d’une mosaïque de séquences, piochées entre deux filmages, réalisés à 32 ans d’intervalle.
L’essai politique de la cinéaste puise sa force dans la richesse exceptionnelle de ses archives. En confrontant les différentes strates de ses matériaux sur plus de 30 ans, elle « établit des continuités par-dessus des béances impensées » où « la banalisation de l’extrême droite se comprend moins avec le passé récent qu’à partir de nappes de passé plus éloignées », comme le considèrent Saad Chakali et Alexia Roux pour l’excellent site critique Des Nouvelles du front cinématographique. Chacun des récits du film, disent-ils, « s’incarne dans des gens qui pensent d’où ils arrivent, qui pensent ce qui leur arrive et qui pensent ce dont ils héritent » et restitue ainsi « la mémoire à ceux qui en ont été dépossédée ».
« La France n’est pas prête à reconnaître la vérité par rapport au passé »
En 1986 à Marseille, la réalisatrice filme son amie Fatima Haggoug Bendeddouche, immigrée algérienne, passée du bidonville de La Timone à la mairie de la ville où elle est cadre. Les scènes où elle raconte sa ville et les injonctions contradictoires qui s’accumulent sur les immigrés algériens sont d’une beauté inoubliable tant elles charpentent l’ensemble du film. Elle fait aussi longuement parler ses enfants qui mettent des mots, très articulés, sur leur sentiment d’appartenance, leurs réactions face au racisme, leur rapport à la religion. Puis, comme juxtaposé à cette réalité, ou plutôt lui tournant le dos, le film donne la parole à des militants du Front national qui, sans filtre, disent l’animosité toute particulière qu’ils vouent à ces immigré·es qui « envahissent » la cité phocéenne. En 2018, elle retrouve les fils de son amie Fatima, désormais adultes, pour qu’ils mettent, de nouveau, des mots sur les séquelles de la guerre d’Algérie, les ratonnades de 1973, la marche des Beurs de 1983, les problèmes de l’immigration et la place de l’islam dans leur vie malgré le terrorisme islamiste. Pour éclairer « le drame » de cette deuxième génération, restée, malgré ses avancées sociales, orpheline politiquement, Viviane Candas fait quelques allers-retours fort utiles sur l’actualité algérienne : la nationalisation des hydrocarbures en 1971, le massacre d’octobre 88, où « l’armée nationale du peuple tire sur le peuple », le terrorisme des années noires, et le rôle majeur des islamistes dans la vie des Algérien·nes. Alors que le rêve de retour des parents s’est évanoui dans la nuit, les enfants se sont enracinés à Marseille, comme partout en France, mais l’idéologie d’extrême droite n’a pas changé. Elle est même devenue dominante.
Les derniers mots de Nejma, filmée dans une émission sans spectateurs, pourraient être envoyés tels quels à tous ceux qui, ici, veulent, honnêtement, réconcilier les récits et apaiser les esprits : « La question de la mémoire est fondamentale, en termes de repères, en termes d’identité et de restitution de la vérité. Malheureusement, j’ai l’impression que la France n’est pas prête à reconnaître ça. Elle n’est pas prête à reconnaître la vérité par rapport au passé. Pas prête à reconnaître ses erreurs. Elle n’est pas prête non plus à reconnaître ses crimes. Moi qui suis de la deuxième génération, je suis relativement intégrée, mais j’ai aussi l’impression d’être orpheline de cette histoire qui ne m’a pas été restituée. […] Quand on en arrivera là, je pense que d’une certaine manière, on sera vraiment intégrés. »
Fait rare pour un film produit en France, c’est sur une chaîne de télévision algérienne qu’il sera diffusé en avant-première exclusive. « On inverse le jeu, conclut sa réalisatrice, c’est l’Algérie qui tend à la France un miroir peu complaisant. »
Médiapart 13 mai 2023