Film de Emir Baigazin (Kazakhstan, Russie)
Avec Timur Aidarbekov, Aslan Anarbayev
Ours d’argent de la meilleure image, Berlin 2013 ; Grand Prix / Licorne d’or et Prix d’interprétation masculine, Amiens 2013 ; Mention spéciale, Tribeca 2013 ; Meilleur film, Seattle 2013 ; Grand Prix, Sao Paulo 2013 ; Prix spécial du jury, Tokyo 2013 ; Mention spéciale, Gand 2013
Il est des films qui longtemps après leur projection vous habitent encore (Le cheval de Turin, Ida, Heli, etc.); ainsi du film kazakh "Leçons d'harmonie". Pourquoi? Grâce à cette adéquation presque alchimique entre fond et forme: préparation méthodique d'une vengeance et froideur souvent glaciale de la mise en scène. Voici Aslan un jeune de 13 ans, plutôt malingre, capable de maîtriser un mouton rétif puis de le dépecer méticuleusement (c'est la scène d'ouverture); le même, au collège victime d'ostracisme, relégué à une solitude fondamentale, il reste muet (apparemment) face aux supplices infligés par le caïd Bolat, et sa bande (eux-mêmes soumis à plus forts qu'eux). Dans sa chambre monacale (Aslan vit seul avec sa grand-mère) il s'adonne tel un entomolgiste dans son laboratoire, à des "expériences" sur des insectes (gros plan sur des cafards qu'il soumet à des décharges électriques).... Visage fermé, regard absent, il fabriquera l'arme de "destruction" destinée à ceux-là mêmes qui persécutent les plus faibles; avant de subir lui-même, après son "inculpation", les tortures infligées par les représentants de l'autorité, impavides ou sadiques. Racket, corruption à tous les étages, violence, élimination; un tel microcosme ne serait-il pas l'image de la société kazakhe dans son ensemble? (où les parents d'ailleurs ont déclaré forfait; mais surtout où le communisme a cédé la place à un ultralibéralisme forcené...)
Comme on enseigne au collège aussi bien Gandhi, Darwin que l'art de la guerre ou l'énergie, le film se prête à différentes métaphores: d'où l'omniprésence des lézards emprisonnés dans un bocal, le très gros plan sur des fourmis dévoreuses d'un ver de terre, le jeu des cadres dans le cadre, les parallélismes entre espèce animale et humaine, ou encore les effets spéculaires (le film s'ouvre sur la scène de dépeçage d'un mouton, il se clôt sur la danse d'un mouton vu de profil sur les eaux d'un lac, divisant ainsi l'espace entre Aslan vu de dos sur une rive et les silhouettes de ses deux "victimes" vues de face sur l'autre rive...)
Rythme lent, longs plans d'ensemble fixes, blanc laiteux opalescent de certaines ambiances en contrepoint aux "aveugles ténèbres" de l'antre des caïds, ellipses (qui laissent toujours hors champ les exécutions), récurrence quasi obsédante de certains gestes (Aslan et sa "toilette" forcément lustrale, Aslan et ses vomissements à la simple vue d'un verre...-c'était le trauma originel), pas ou peu de musique (additionnelle)
Et malgré quelques échappées oniriques, c'est un peu KO (ou frigorifié, c'est selon) que l'on sort de la salle, mais ô combien "ravi"!
Colette Lallement-Duchoze