LE CHEVAL DE TURIN de Béla Tarr (Hongrie/Suisse/France/Allemagne) musique de Mihaly Vig; avec Janos Derzsi (le père) Erika Bök (la fille) Ricsi (le cheval)
Disons-le sans fard: j'ai longtemps hésité avant d'écrire quelques mots sur ce film de Béla Tarr, tant je craignais de dénaturer, altérer ces moments de grâce suspendue, cette apesanteur, rompre cette liturgie de lumière et de lenteur!
Après un prologue (écran noir, une voix off rappelle l'incident dont Nietzsche fut victime en janvier 1889 "mutter ich bin drumm" mais du "cheval nous ne saurons rien"), le film est scandé en 6 mouvements, 6 jours (annoncés par des encarts); sorte de genèse inversée - de la vie à la mort-, dans laquelle Béla Tarr et son scénariste Läzlo Krasznahorkai vont prendre le parti du cheval, soit inverser la tendance qui prônerait la supériorité de l'homme sur la bête. Les trois personnages du film, le cocher, sa fille et le cheval sont interdépendants; le refus de la bête de "travailler" –tirer la charrette- puis de s'alimenter prélude à celui des deux autres, condamnés de ce fait à l'inaction mortifère…
Ce film est quasiment muet – car hormis l'intrusion du voisin en quête d'eau-de-vie et sa logorrhée verbale, les phrases hachées des Tziganes à la recherche de l'eau, les paroles échangées entre le père et sa fille sont réduites au strict minimum "c'est prêt" "le cheval n'a pas mangé" "le puits est vide"-. Mais la musique envoûtante de Mihaly Vig crée un tempo en harmonie avec la liturgie des gestes quotidiens, tout comme elle accompagnait les mouvements du cheval (séquence d'ouverture, le premier jour) filmé de profil, de face en travellings d'une surprenante longueur – mais pour l'immense plaisir du spectateur! Et cette tempête qui n'en finit pas de souffler! (un mugissement qui entrave les gestes et les choses)
Pour filmer le quotidien et ses gestes répétitifs: (habiller le père –il est handicapé d'un bras-; préparer le manger, dîner, aller puiser de l'eau avec deux seaux) voici des plans longs, des angles de vue à chaque fois différents; des cadres qui renvoient aux peintures de Mantegna et Rembrandt et captent une lumière à peine diffractée (le spectateur est "envoûté") Intérieur dépouillé, monacal. Extérieur? Un arbre, une colline et un chemin qui serpente comme s'il n'y avait rien par-delà le regard des trois êtres qui peuplent cet espace déserté
Chaque plan se prêterait volontiers à une "analyse filmique".
Pour exemple. Après avoir filmé de face le cheval –et le cocher vient de lui ôter la bride –, la caméra va montrer en gros plan le dos des deux humains; comme si la frontière entre animal et humain, poreuse devenue, s'était abolie; la forme géométrique ainsi dessinée renvoie à l'ovale chevaline… simultanément ces "dos" occupent tout l'espace visuel alors que précédemment c'était la face du cheval, comme si.....
Le père allongé sur le lit: une répartition dans et de l'espace qui obéit à la règle d'or, une lumière sur le corps inerte et l'on songe à une mise au tombeau!
2h30 de pur bonheur!
Colette Lallement-Duchoze