D'Emin Alper (Turquie 2022)
avec Selahattin Paşalı, Ekin Koç, Erol Babaoğlu, Erdem Senocak, Selin Yeninci, Kazim Sinan Demirer, Nizam Namidar, Ali Seçkiner Alici
Un Certain Regard Cannes 2022
Emre, un jeune procureur déterminé et inflexible, vient d’être nommé dans une petite ville reculée de Turquie. A peine arrivé, il se heurte aux notables locaux, bien décidés à défendre leurs privilèges par tous les moyens, même les plus extrêmes...
Pour dénoncer les méfaits de la corruption, l’instrumentalisation de la peur (pénurie de l’eau) à des fins électoralistes, le réalisateur a choisi le thriller (et les titres des différentes parties qui le composent le prouveraient aisément), thriller efficace et sophistiqué entraînant le spectateur dans les dédales d’une conscience sur fond d’homophobie (le film aura maille à partir lors de sa sortie en Turquie, plus pour son traitement de l’homosexualité qui est... suggérée, que pour la critique du régime d’Erdogan).
Voici un jeune procureur décidé à venir à bout de ce qui gangrène le système -il convoquera condamnera les édiles locaux -fortement impliqués -entre autres- dans la gestion de l’eau et des armes !!
Son cadeau de bienvenue ? la mise à mort d’un taureau tué à balles réelles…. la longue coulée de sang, la course folle des habitants hystérisés, que le procureur "suit" hébété au volant de sa voiture, signes avant-coureurs de son propre destin ??
Dès la scène inaugurale, les échanges avec deux "personnalités" au sourire béat -propos souvent équivoques, parole comme exercice du mensonge- , contiennent en creux les accusations futures. Ce "festin" (titre ô combien ironique!) sera l’élément déclencheur…
De nombreux flash-back (spontanés ou impulsés par les "révélations" du journaliste Murat) sur le déroulement de cette soirée imbibée au raki, tenteront de recomposer un puzzle (Emre drogué a-t-il été témoin de l’agression de la jeune gitane ? aurait-il participé au viol ? et quel rôle joue le journaliste (charisme et regard concupiscent)? Or ces flash-back ont surtout pour vocation de "mettre en image" les pensées, les souvenirs, les cauchemars du personnage principal !! - dont les "contradictions" sont illustrées par le flou et les vacillements ! --et partant de solliciter une participation active du spectateur! Et les pressions exercées par le milieu judiciaire, la manipulation de l’opinion, les déclarations contradictoires de la gitane, contribuent à "piéger" ce jeune procureur, "étrange étranger" qui a osé enfreindre l' "ordre établi" dans ce village d'Anatolie, fût-il celui du pire désordre immoral ...
Les dolines (gouffres creusés par l’épuisement des nappes phréatiques) sur lesquelles s’ouvre et se clôt le film (un plan majestueux dans un décor quasi lunaire ) se parent d’une beauté convulsive tant elles reflètent le "paysage mental" de la localité Yaniklar, (et pourquoi pas celui d’un pays) ; gouffres qui engloutissent des décombres, ceux de la démocratie mise à mal par la corruption, le népotisme, le musèlement de l’opposition (dans le film on brûle les locaux de la presse qui dénonce, preuves à l’appui, les prévarications), la crédulité des peuples (les habitants effrayés par la pénurie de l’eau se laissent manipuler et très vite seront cette foule vindicative prête pour une "justice immanente" et pourquoi pas un lynchage !!!)
Au début nous voyons Emre au "bord du gouffre" (cf l'affiche) , à la fin , même décor, dans une semi obscurité, il sera ….(ne pas spoiler !)
Des scènes à couper le souffle ! un scénario palpitant ! la musique de Stefan Will, partition de cordes dissonantes, alternant glissando et ostinati, enrichie de quelques éléments percussifs, cela suffit à balayer d’éventuels reproches (abus de flash-back ! par exemple)
Un film à ne pas rater !!
Colette Lallement-Duchoze