Documentaire de Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor (France USA Suisse)
Quinzaine des réalisateurs Cannes 2022
Il y a cinq siècles l’anatomiste André Vésale ouvrait pour la première fois le corps au regard de la science. "De humani corporis fabrica" ouvre aujourd’hui le corps au cinéma. On y découvre que la chair humaine est un paysage inouï qui n'existe que grâce aux regards et aux attentions des autres
Dès le prologue le spectateur est intrigué : où nous conduisent Varena Paravel et Lucien Castaing-Taylor en nous faisant suivre un chien "renifleur" et son maître dans des sous-sols? est-ce pour nous "préparer" à accepter la métaphore qui assimilerait ces couloirs dédales boyaux, leurs bruits insolites et amplifiés à ceux de l'intérieur du corps humain - cet immense paysage labyrinthique, fait de plaines sanguinolentes de boursouflures de flux sanguins de membranes de palpitations? Car l’essentiel du film nous propulsera dans des blocs opératoires où l’œil est devenu une sphère colorée, où la colonne vertébrale est redressée à l’aide de boulons, de vis, où des pinces hésitantes extirpent une prostate cancéreuse, où le chirurgien commente son geste au patient encore "lucide" alors que -le plan s’élargit- il est en train de perforer son crâne comme le ferait un artisan expert en mécanique (voire en tuyauterie)
Oui certaines scènes sont "dérangeantes" (beaucoup moins à mon humble avis que certains propos en off)
Le problème est précisément de savoir pourquoi. Simple refus de voir ce qui fait que nous sommes "vivants" ?
Il y aurait plusieurs façons d’appréhender ce documentaire, cette exploration de l’anatomie du corps humain (corps malade de surcroît). Ou on s’en tient à la "surface" et effectivement l’apparente "violence" serait insoutenable (certains critiques de cinéma ont délibérément fermé les yeux …lors de la projection à Cannes) Ou on va au-delà (admirer la convergence entre l’imagerie médicale et le cinéma) et tout en suivant la double farfouille (celle des caméras utilisées en chirurgie microscopique et celle du duo de réalisateurs), tout en étant sensible aux propos de tous - du chirurgien en train de "pénétrer" le corps, de ses mains, de ses pinces, de ses tuyaux, aux biologistes commentant sur grand écran la prolifération ou non de métastases, en passant par ce personnel qui prend en charge les corps malades de déraison, de sénilité précoce, ou accompagne de zouk un corps mort -, on sera pris de vertige mais d’un vertige presque "salvateur" tant l’exploration de nos viscères de nos organes est profondément humaine. Au vomi, au dégoût se substitue, certes progressivement, l’émerveillement !
Car voici le corps dans tous ses états -corps anatomie, corps médical, corps hospitalier, corps social- Les hôpitaux, lieux de soin et de souffrance, ne sont-ils pas des laboratoires qui relient tous les corps du monde?
Mais l’interrogation suprême que pose ce documentaire ne concerne-t-elle pas la « fabrication» des images, leur nature, leurs rapports à « l’espace/temps », une réflexion éminemment politique !!!
Le titre De humani corporis fabrica, emprunté à Vesale (anatomiste de la Renaissance 1514-1564) littéralement à propos de la fabrique du corps humain est lui-même ambigu (en jeu la polysémie du terme fabrica désignant à la fois une structure –(fabrique boutique atelier)- et un métier, un art de travailler (fabrication), soit pour simplifier quelque chose en train de se fabriquer et la chose fabriquée (tout comme le terme natura, à la fois naturans et naturata)
On peut déplorer certaines insistances (couple de femmes littéralement "paumées" avançant cahin-caha en service gériatrie, fresque-parodie de la Cène qui joue le rôle de "final" à l’esprit carabin, dans la cafeteria du personnel) il n’en reste pas moins que la transformation du corps "matière" en corps "plastique" est fulgurante !
Une des raisons (majeure?) pour aller voir ce film !
Colette Lallement-Duchoze