de Rachid Bouchareb (France 2021)
avec Reda Kateb, Lyna Khoudri, Samir Guesmi, Raphaêl Personnaz
Festival de Cannes 2022 (sélection Cannes première)
La nuit du 5 au 6 décembre 1986, Malik Oussekine est mort à la suite d’une intervention de la police, alors que Paris était secoué par des manifestations estudiantines contre une nouvelle réforme de l’éducation. Le ministère de l’Intérieur est d’autant plus enclin à étouffer cette affaire, qu’un autre Français d’origine algérienne a été tué la même nuit par un officier de police
Et puis ces déchirures à jamais dans ta peau. Comme autant de blessures et de coups de couteau. Cicatrices profondes pour Malik et Abdel. Pour nos frangins qui tombent... Renaud (Petite) 1988
Lever le voile sur un pan oublié de notre mémoire collective, en réhabilitant celle d’Abdel Benyahia tué le même jour que Malik Oussekine mais dont la mort ne fut pas médiatisée, telle est l’ambition de Bouchareb dans « nos frangins » (et la chanson de Renaud « petite » que l’on entend à la fin du film le rappelle avec justesse). Ne serait-ce pas aussi poursuivre la construction d’un mausolée (commencée avec Indigènes puis Hors la loi) à la mémoire de tous ces frangins qui, à cause de leur facies, sont hélas victimes de ce que l’on appelle avec une prudence affectée et révoltante "racisme ordinaire"
En mêlant images d’archives et fiction le réalisateur réussit un pari assez audacieux (ne pas laisser apparaître les "coutures" entre les premières et les scènes jouées par des acteurs connus). Le rythme est souvent haletant et le montage efficace (alternant les scènes de manifestations, de contestations, les attentes angoissées des deux familles respectives, la reconstitution de la soirée de Malik, les enquêtes du frère de Malik); une narration à la chronologie éclatée, malgré les repères datés et l'étalement de la durée sur 4 jours, une interprétation étonnante de justesse (Rada Kateb en frère révolté et Samir Guesmi en père complètement déboussolé puis pétrifié de chagrin); le parti pris de ne jamais montrer frontalement la violence mais de la suggérer (les motos leurs grondements les matraques brandies n’en seront que plus saisissant.es)
Certain.es critiques déplorent la présence de deux personnages créés de toutes pièces par le réalisateur, au prétexte qu’elle nuit au scénario. L’inspecteur de l’IGS Daniel Mattei (Raphaël Personnaz) et l’employé de l’institut médico légal Ousmane (Wabinlé Nabié). Or ces deux personnages, l’un la face cachée -mauvaise conscience?- du pouvoir -politique surtout- , l’autre l’Anubis des temps modernes, ne créent-ils pas un autre récit qui assure le lien entre les "deux affaires", et qui se situe précisément entre les montages parallèles consacrés aux victimes et aux familles "dévastées" ? Va- et- vient constant du premier entre les représentants de la police, du pouvoir et les familles -, l’obéissance aux "ordres supérieurs" de sa hiérarchie qui enjoignent d’étouffer le meurtre d’Abdel Benyahia, sans prendre en considération la douleur torturante de l’attente chez les proches, en dit long sur les "manipulations" les "mensonges" et l’inhumanité des pouvoirs …Le second, inversement, en s’adressant successivement aux deux corps recouverts de leur linceul, les "baptise" pour l’éternité en chantant en bambara un hymne tout empreint de douceur
N’est-ce pas la part de fiction qui permettrait d’enrichir la réalité ?
Voici quelques exemples
Au tout début, un carton avec la date 6 décembre 1986, une ambulance, l’institut médicolégal, on voit un corps, on est persuadé que c’est celui de Malik… Mais...Façon de "relier" deux "affaires" en créant la "confusion" chez le spectateur ?
Puis -toujours à l'Institut médicolégal - alors que le père d’Abdel obéissant aux ordres de Mattei accepte de ne pas voir le corps de son fils "blessé", le frère de Malik passera outre les directives de l’inspecteur. Scènes de fiction certes mais qui traitent les deux "affaires" dans une perspective générationnelle ; le père d’Abdel sait qu’il doit rester "discret" obéir et son "effacement" ne correspond-il pas à un autre effacement, celui du crime? (décidé en haut lieu, et dont Mattei est le porte-parole)
Tôt le matin, Mattei se rend rue Monsieur le Prince où Malik a été roué de coups mortels ; nous suivons son regard sur le sol de l’entrée, encore maculé … la concierge va le nettoyer à la serpillière…Un effacement apparemment banal mais ô combien suggestif et terrible !!! (le matraquage, passage à tabac, étant resté délibérément hors champ dans la "reconstitution" du parcours de Malik depuis sa sortie du club de jazz, sa poursuite par les voltigeurs motocyclistes, jusqu’à cet immeuble…)
Plus jamais ça lit-on sur l'affiche et pourtant!!!!
Un film à voir (de toute urgence)
Colette Lallement-Duchoze
Dans le Figaro Magazine, Louis Pauwels écrivait que les jeunes mobilisés et manipulés, souffrent de « sida mental » : “Ce retour au réel leur est scandale. Ils ont peur de manquer de mœurs avachies. Voilà tout leur sentiment révolutionnaire. C’est une jeunesse atteinte d’un sida mental. Elle a perdu ses immunités naturelles ; tous les virus décomposant l’atteignent. Nous nous demandons ce qui se passe dans leurs têtes. Rien, mais ce rien les dévore.”
François Mitterrand invité par Europe 1 se déclarait "sur la même longueur d’onde qu’eux" [les étudiants grévistes] et il ajoutait être agréablement étonné par leur "maturité"