de Joachim Lafosse 2021 (Belgique France Luxembourg)
avec Leïla Bekhti, Damien Bonnard, Gabriel Merz Chammah
présenté en Compétition officielle Cannes 2021
Damien, peintre réputé dont le galeriste Serge gère la carrière, souffre régulièrement des troubles bipolaires. Il a déjà été traité à l'hôpital précédemment et, au cours de vacances à la mer, il se sent à nouveau « bien », trop bien aux yeux de sa femme Leïla, qui craint également pour l'équilibre de leur petit garçon Amine. Bientôt, pris d'hyperactivité, Damien ne dort plus, bouscule son entourage, agit de manière incohérente, met de la mauvaise volonté à prendre son traitement. Cependant, fiévreux et inspiré, il peint
Où es-tu, quand tu es dans mes bras Que fais-tu, est-ce que tu penses à moi D'où viens-tu, un jour tu partiras
J'veux m'enfuir, j'veux partir, j'veux d'l'amour, du plaisir D'la folie, du désir, j'veux pleurer et j'veux rire (Lavilliers Idées noires)
Mes amours, mais il faut tant de chansons, de poèmes d'Aragon Pour sauver encore le nom de l'amour (Jean Ferrat Mes amours)
Joachim Lafosse aime peindre des huis clos suffocants, analyser les déflagrations d’un couple (à perdre la raison) s’inspirer de ces « mécanismes » pervers qui perturbent voire délitent une vie de couple ou de famille.
Dans son nouveau film, trois personnages sont " intranquilles" (dans le livre l’intranquille dont Joachim Lafosse dit s’être inspiré, Gérard Garouste s’interrogeait surtout sur sa relation au père -un "salaud", à l’art -qui doit tenir à distance la maladie- à sa folie) ; ici la pathologie du père éclabousse les proches, "ses amours", en contaminant leurs choix leurs comportements dans leur quotidien le plus banal, jusqu’à les "dévaster" ? Une pathologie insidieuse et destructrice
Au tout début l’atmosphère semble sereine tant elle est imprégnée de bien-être : le corps de la mère lové sur le sable, le père et le fils au « large ». Puis le père décide de revenir à la nage laissant son jeune fils « maître à bord » ; pour ce trio rien d’anormal. Or pour le spectateur ne seraient-ce pas les prémices d’un "dérèglement" ? en effet, dès le retour Damien est dans un état d’agitation extrême que sa femme Leïla ne peut contenir….. (et l’on comprend tout à coup son anxiété, celle d’une personne habituée aux symptômes récurrents de la maladie !!)
Dès lors nous allons être témoins de cette alternance entre « énergies délirantes et écrasements mélancoliques » si typique de la bipolarité. Le réalisateur l’ausculte avec minutie ; les deux interprètes lui donnent littéralement « corps » (Leïla Bekhti a grossi -plus de 10kg- « regarde-moi depuis deux ans j’ai pris 15k je ne prends plus soin de moi » ; Damien Bonnard par les sortilèges d’une autre métamorphose -visage regards, gestique, allures- excelle dans l’agitation térébrante comme dans la languide asthénie). Et ces silences et ces regards !! (celui de l’enfant au fond de la classe qui assiste hébété à l’intrusion délirante de son père ; Leïla dont le visage filmé en gros plan dit l’inquiétude l’attente d’une mère d’une épouse intranquille). Le traitement du "temps" en tant que pulsation rend palpable lui aussi la pathologie (cf ce plan séquence où le père et la femme sont contraints de " poser" ; cf aussi le dérèglement dans la répartition jour/nuit). De même la récurrence du thème de l’eau, (des murmures ondoyants qui habitaient l’écran noir ; la surface étale ou agitée d’un lac comme promesse de tous les futurs, des plongeons dans la vase sous l’œil hagard des enfants, la difficile émergence de la baignoire quand le corps alangui ne répond plus …) et sa lecture plurielle, (eau lustrale ou viciée, alma mater, eau qui flue et reflue, enfouissement et résilience, etc.) participent à la fois du diagnostic et de la thérapie
Si l’obsession de Leïla -mère et épouse- risque de virer à une forme de paranoïa, si la "maladie" du père est incurable, l’astucieuse "parodie" du fils (il imite son père refusant de s’asseoir au prétexte que la table est…) , n’invite-telle pas -en atténuant le tragique- à instaurer un "vivre ensemble" malgré tous les malgré … ?
Et surtout "ne pas avoir honte" !!
Colette Lallement-Duchoze