de Ken Loach (Grande-Bretagne)
avec Kris Hitchen, Debbie Honeywood, Rhys Stone
Ancien salarié Ricky cherche un moyen de s'en sortir. Il décide alors de devenir auto-entrepreneur au sein d'une plate-forme de livraison de colis. D'abord séduit par le discours d'une prétendue "liberté de s'enrichir vite" que promet son travail, il va déchanter très vite...
"je n'en sais rien" répond Abby à son mari qui lui demande "où ils en sont de leur amour" . Cet aveu d'ignorance -compte tenu du contexte- ne sonne pas le glas de l'amour mais avec cette pudeur si loachienne (?) dit une forme de lassitude d'où la tendresse ne serait pas ...encore ....exclue
Nous sommes à peu près au milieu de ce film qui analyse avec méthode (elle est parfois glaçante) les effets d’abord pervers insidieux puis de plus en plus patents et ...mortifères de l’ubérisation...L'employé (ici Ricky) qui a cru au miracle du statut d’auto-entrepreneur en acceptant d’être chauffeur-livreur pour une plate-forme numérique - est progressivement et littéralement broyé par le système- , et par ricochets- le "mal" contamine toute sa famille : sa femme et ses deux enfants
Le film est ponctué par de furtifs passages écran noir qui scandent la marche inéluctable vers... l’enfer
D’abord montage parallèle : nous voyons sous forme de tableautins chacun des parents dans l’exercice de leur fonction. Elle, Abby, aide à domicile, dans l’intimité de ces personnes seules qu’elle doit laver, nourrir ; une microsociété, îlots d’humanité filmés en plans rapprochés révélateurs à la fois de la solitude fondamentale et du dévouement sans faille d’Abby. Lui, Ricky dans le rythme des livraisons : hangar immense où les chauffeurs s’affairent tels des robots pour charger leur tournée quotidienne ; puis au volant de sa voiture utilitaire, dans le flux du trafic urbain, et sa course contre la montre au moment de la livraison (car le scanner "magique" ne laisse aucun répit: même uriner ce sera dans une bouteille et pas plus de 2’…) Les enfants souffrent immanquablement de l’absence, d’un manque affectif -même si la mère aimante gère tout à distance par téléphone et dans les conflits qui opposent père et fils, joue le rôle d’arbitre sans jamais élever le ton!!! Explosion de la cellule familiale et quand au final les liens se ressoudent, il sera trop tard ...fatalement trop tard...
Écran noir lors d’un entretien d’embauche: c’est le prologue générique; il plonge le spectateur -d’emblée pris à partie - dans une "barbarie" qui occulterait son nom?
Opposition temps réel (vécu par le chauffeur livreur) et temps minuté sur écran (celui qu’exploitera le "patron") c’est l’illustration de cette technologie des temps modernes toujours plus asservissante, sous couvert de...
où est le temps des 8h par jour? demande nostalgique une patiente d'Abby. Phrase anodine? Non bien évidemment... C'est l'abolition du "code du travail", c'est l'anéantissement des garanties sociales laborieusement acquises
En quelques traits - pas forcément incisifs- Ken Loach traque un système de travail qui déshumanise et son plaidoyer en faveur des victimes enchaîné(e)s n'en est que plus sincère et généreux
On pourra toujours reprocher au cinéaste d’être trop "démonstratif" dans sa dénonciation et il est vrai que dans la dernière partie s’accumulent déveines et malheurs ! Mais n’est-ce pas dans l’essence même de toute création (fiction, ou docu-fiction) d’évoquer en un temps limité voire record, ce qui est censé être dilaté dans la durée?
Et personne n’osera s’offusquer de l’intrusion dans l’univers saturé des urgences tant son rendu à l’écran est proche du vécu des patients. Ricky démoli psychologiquement portera désormais sur le corps les stigmates de la violence !
Et le spectateur lui aussi sort groggy de la salle
Le cinéaste remercie "les nombreux chauffeurs-livreurs qui ont témoigné... en demandant de ne pas mentionner leur nom" !!!
Remercions Ken Loach et son fidèle coscénariste Paul Laverty pour ce film coup de poing !
À ne pas rater !!
Colette Lallement-Duchoze