Documentaire d'Eric Caravaca
Présenté hors compétition au festival de Cannes 2017
Argument:
Carré 35 est un lieu qui n’a jamais été nommé dans ma famille ; c’est là qu’est enterrée ma sœur aînée, morte à l’âge de trois ans. Cette sœur dont on ne m’a rien dit ou presque et dont mes parents n’avaient curieusement gardé aucune photographie. C’est pour combler cette absence d’image que j’ai entrepris ce film. Croyant simplement dérouler le fil d’une vie oubliée j’ai ouvert une porte dérobée sur un vécu que j’ignorais, sur cette mémoire inconsciente qui est en chacun de nous et qui fait ce que nous sommes
L’épitaphe sur la tombe de Christine tel un livre ouvert revient en leitmotiv; de même que la façade aux volets clos (l’Oasis à Casablanca) : une photo en noir et blanc -ombre et lumière comme l’ombre blanche de l’enfance... Epitaphe qui parce qu’elle est citation/exhortation devient l’exergue de ce film . Un film-enquête sur la sœur aînée disparue en 1963 à l’âge de 3 ans. Pourquoi les parents n’ont pas gardé de photo ? Pourquoi quand ils en parlaient s’exprimaient-ils en espagnol – la langue de leurs ancêtres- ? Pourquoi la mère dans une forme de déni permanent "invente" une autre histoire, mais qui est "sa propre" vision de l'histoire?...
Enquête qui se mue bien vite en quête de Soi!
Eric Caravaca convoque toutes les images d’archives dont il dispose; il interroge restant pudiquement hors champ. Voici des photographies, des extraits de films en super-8: mariage des parents, vacances en bord de mer. Tombe, objets, murmures, livret de famille -et commentaire de cette tache qui couvre l’identité de la sœur- interviews (frère, oncle, père, mère surtout ): ainsi se construit dans le réel et l’imaginaire l’histoire de cette aînée, pour lui, Eric à qui l’on ne dit rien ou à qui l’on ment, à qui l’on a menti....
Et de même qu’Annie Ernaux dans L’’autre Fille est convaincue que la sœur disparue joue un rôle dans sa propre identité, de même Eric Caravaca sinuant dans l’ombre blanche de l’enfance, associe sa naissance à la perte de l’aînée...
Le point de départ de cette démarche ? Un malaise inexpliqué lors de la visite du carré -espace du cimetière dédié aux enfants- il est alors en Suisse pour un tournage.. Cet épisode furtif va vite devenir l’épicentre, le centre même du film. En effet le réalisateur inscrit son histoire intime dans l’Histoire ; à un moment nous voyons défiler les visages d’enfants dits "anormaux" (extraits de films de propagande nazie) où montrer le handicap sert de blanc-seing à l’élimination -la mort comme délivrance-. Ce faisant, le cinéaste place le spectateur face à lui-même, face à son appréhension de l’Autre, cet Etrange Etranger si différent, et pourtant sa vie ne vaut-elle pas d’être vécue ??
Eric Caravaca sait aussi tisser en les entremêlant l’histoire de sa famille et l’Histoire de la décolonisation (au Maroc en Algérie), celle des crimes qu’exhument des images d’archives… Et si des mécanismes similaires engendraient la culture de l’oubli ? La censure voire l’autocensure ? Ses parents n’ont-ils pas enterré avec leur fille un passé trop lourd ? Semble nous révéler le fils qui malgré tout se penche sur ce palimpseste, l’ausculte et l’interprète
Annie Ernaux avouait dans la lettre à sa sœur inconnue "j’ai l’impression de ne savoir parler de toi que sur le mode de la négation, du non-être continuel. Tu es l’anti-langage". Le cinéaste lui, loin du genre "littérature de la perte, du manque" a trouvé un langage, son langage en déposant sur la tombe de Christine ce film tout en délicatesse, sans voyeurisme ni pathos -ce film qui est aussi un voyage initiatique dans le temps et l’espace-
Ultime hommage à la Vie Carré 35 est dédié à François Dupeyron disparu en 2016
Un homme vu de dos (Caravaca acteur) se dirige lentement vers la chambre d’où viennent des cris d’enfant ; il va fermer la porte sans entrer… Cet extrait du "Passager" inséré dans "carré 35", n'illustre-t-il pas, rétrospectivement, la culpabilité inconsciente de la mère ??
Colette Lallement-Duchoze